🎶 IA, climat, même combat : pas de serveurs branchés, sur une planète brûlée 🎵
Salut,
C’est bizarre le temps du livre : on s’isole sur plusieurs mois, on discute seul·e dans sa tête au point de devenir zinzin, la conclusion du débat finit par prendre la forme d’un texte. Ensuite, celui-ci est soumis aux allers-retours avec les éditrices, et puis on passe à autre chose.
Jusqu’au moment de la sortie, où l’on aimerait – où j’aimerais ! – avoir un retour dans la minute, ou au moins, aussi rapidement que lorsque j’écris des articles. La vie ne fonctionne pas comme cela donc, je l’admets, je trépigne un brin en attendant de savoir ce que L’Envers de la Tech crée comme débats dans vos têtes à vous.
Alors en attendant, j’ai décidé d’écrire un tome 2.
Non, c’est faux.
En revanche, l’actualité des derniers jours a raisonné avec tellement des sujets brassés pendant l’écriture du livre qu’il me semble utile de me remettre à mon clavier, ne serait-ce que pour prendre note de quelques nouvelles données qui n’existaient pas au moment d’envoyer le manuscrit à l’impression. Voici donc un récap.
Si vous préférez feuilleter L’Envers de la Tech, les premières pages sont désormais dispo sur le site des Pérégrines. Bonne lecture !
La frénésie d’investissements dans l’intelligence artificielle constitue-t-elle une bulle financière ? Pour la Banque d’Angleterre comme pour la Deutsche Bank, on n’en est pas loin : les deux institutions viennent d’alerter contre le risque d’une correction sévère des marchés financiers.
L’alerte fait suite à plusieurs autres signaux inquiétants. D’abord, il y a OpenAI, qui plane dans des stratosphères financières : en un an, l’entreprise a signé 1 000 milliards de dollars de contrats. Ensuite, il y a la propension de deux acteurs, OpenAI et Nvidia, à signer des deals circulaires (« j’investis tant dans ton projet, tu utilises mon service en le payant »). À la fin des années 1990, ce genre d’accords participaient directement à faire grimper la croissance perçue de plein de petites sociétés. Et puis la bulle internet a explosé.
Pendant que cette petite poignée de sociétés captent et brassent tous ces dollars, énormément d’autres acteurs de l’IA, de la tech, et même d’autres sphères économiques, ne touchent rien du tout. En d’autres termes, en constituent très directement une inégalité d’accès aux financements, cette situation bloque l’innovation. Tout en enrichissant personnellement Sam Altman, Jensen Huang (patron de Nvidia), Larry Ellison (patron d’Oracle) et consorts, elle prive aussi la société d’un paquet d’opportunités*.
Mais si ce n’était que ça. Si les valorisations ou la taille des contrats peuvent sembler dénués de sens, une partie d’entre eux se traduit par des activités très concrètes : la fabrication des infrastructures qui doivent accueillir, entraîner, puis permettre le fonctionnement régulier des modèles d’intelligence artificielle. L’activité et la taille du secteur des centres de données a explosé ces dernières années, que ce soit aux États-Unis ou ici.
Début octobre, le Shift Project publiait d’ailleurs un rapport dans lequel il pointait l’impréparation de la France et de l’Europe face au problème. Et alertait sur le fait que cette croissance mettait en péril la capacité de l’Union européenne à atteindre ses objectifs climatiques.
Car si l’IA peut paraître un peu éthérée, accessible depuis un écran, marrante à utiliser pour discuter ou tester des idées, les centres de données qui la soutiennent, eux, ont des conséquences très matérielles sur la vie des gens et la santé des écosystèmes. Ils sont si gourmands en électricité qu’ils créent déjà des risques de pénurie énergétique - aux États-Unis, la facture d’électricité des ménages grimpe à cause d’eux. À Marseille, le maire a envisagé un moratoire devant la pression que les centres mettaient sur le réseau local.
Ces bâtiments ont aussi besoin de refroidir leurs serveurs. À Châteauroux, un projet de centre de données de Google inquiète autant pour sa consommation électrique que pour ses besoins en eau. Ailleurs dans le monde, les centres de données accentuent les difficultés de zones déjà frappées par la sécheresse. Et puis les construire nécessite de bétoniser des terrains, et puis les générateurs dont ils s’équipent ont des effets sur la santé des voisins, humains et non humains.
Accaparement d’argent, accaparement d’électricité et d’eau, pollutions… Tout ça pour quoi ? Pour quelle façon de vivre ensemble ?
Si les promesses des fabricants d’IA se réalisent, si toutes les activités sont automatisées, alors leurs profits et leurs valorisations continueront d’augmenter, ça, d’accord. Mais au passage, des milliers de personnes se retrouveront sans emploi (les licenciements justifiés par l’IA ont déjà commencé). Avec quel argent se paieront-elles leur nourriture, leur toit ? Comment se nourriront-elles, même, si tous les champs disponibles ont été transformés en usines de données, si toute l’eau pour boire a été réchauffée dans des baies de serveurs ?
L’image peut paraître grandiloquente, mais au fin du fin, c’est bien de cela qu’il est question. Quel modèle de société nous proposent les entreprises d’intelligence artificielle ? Dans quelle mesure l’accepte-t-on ?
Et lorsque la commission européenne annonce que nous sommes en retard (toujours en retard), qu’elle veut pousser les entreprises à adopter l’IA plus vite, intègre-t-elle seulement ces questionnements sociaux, énergétiques et environnementaux à ses calculs ?
Il est fort probable que non. Il est fort probable que sont but soit de poursuivre une forme de croissance complètement focalisée sur cette autre lorgnette : celle de la croissance de quelques chiffres, celle des PIB nationaux**.
Aux États-Unis, en effet, malgré la situation politique dramatique et la brutalité économique de Donald Trump, le PIB continue de croître. Sur les six premiers mois de 2025, estime l’économiste Jason Furman, sa croissance ne s’explique quasiment que par les investissements déversés dans l’IA et l’infrastructure affiliée. Sans ces mouvements frénétiques, il est fort probable que l’économie américaine aurait stagné, voire que la menace de récession se soit précisée.
Bref, l’évolution du PIB au fil des mois ne reflète en rien la réalité économique du pays, ses licenciements, ni même la baisse de l’immigration vers le pays, qui aurait dû créer une contraction de la croissance (selon le patron de Rockefeller International).
Il est urgent de réancrer l’économie dans le réel, et au sein du vaste secteur économique, il est urgent de rattacher le minuscule domaine de l’IA à l’immensité de ses racines sociales et environnementales. C’est d’autant plus important qu’une nouvelle étude sur les conséquences de la quête de croissance effrénée sur la planète et les droits humains vient d'être publiée dans Nature (ici les explications dans le média BonPote).
L’étude met à jour la représentation en donut de l’état social et écologique du monde. À l’intérieur du donut, les limites de douze minimas sociaux, à l’extérieur, les limites planétaires. Les conclusions de l’étude sont claires : « les politiques économiques qui donnent la priorité à une croissance économique sans fin n’ont pas réussi à amener l’humanité dans l’espace sûr et juste du donut ».
Pour s’installer confortablement dans le moelleux du donut, pour s’assurer un futur sûr du point de vue environnemental et juste du point de vue des droits humains, il faut rattacher l’économie à ses racines terrestres, à son environnement concret, aux humains qui la font tourner. Et pour ce faire, il faudra certainement commencer par le secteur qui s’autoreproduit pour le moment de manière incontrôlée : l’intelligence artificielle.
*Imaginez toutes les redirections écologiques et sociales qu’on pourrait financer !
**Pour comprendre les faiblesses de cet indicateur, allez voir les travaux de Dominique Méda ou Éloi Laurent.
Plein de projets cools en un seul récit de soirée :
Le 1er octobre, c'était les 10 ans de l’association Data for Good, qui met le numérique au service de l’intérêt général. En pratique, cela signifie que ses bénévoles ont aidé numériquement d’autres projets de la société civile. Ils ont aidé l’association Bloom à construire un outil pour surveiller les navires de pêche industrielle en temps réel, par exemple. Ou Quota Climat à fabriquer de quoi suivre la manière dont les médias audiovisuels couvrent les sujets climatiques, c’est-à-dire à quelle fréquence ils le font – spoiler, pas souvent –, mais aussi comment.
À l’occasion de l’anniversaire de Data for Good, donc, j’ai animé une table ronde avec David Maenda Kithoko, David Chavalarias et Christelle Gilabert. En une petite heure, je ne vous cache pas que c’était un peu acrobatique vu l’ampleur des sujets, mais ce super panel nous a permis d’évoquer :
- la matérialité du numérique, d’abord. Avec son association Génération Lumière, David Maenda Kithoko travaille à faire connaître les impacts concrets de l’extraction de minerais en République démocratique du Congo. Depuis 30 ans, la région est accablée de conflits alimentés par notre besoin insatiable de coltan pour construire nos smartphones, ordinateurs, smartwatchs… J’en parle plus longuement avec lui dans L’Envers de la Tech.
- nos usages sur les réseaux sociaux, ensuite. Avec HelloQuitteX, David Chavalarias travaille à faciliter l’exode du réseau désormais bien abîmé qu’était autrefois Twitter vers d’autres plateformes. Ce qui mène immanquablement à discuter de l’état du débat public (en et hors ligne).
- et de plusieurs exemples concrets d’enjeux politiques posés hors ligne par des problématiques numériques avec Christelle Gilabert, co-présidente du Mouton Numérique. En l’occurrence, nous sommes revenus sur la saisine du Conseil d'État pour contester l’algorithme de gestion des fraudes utilisé par la CAF, et sur toutes les problématiques matérielles et de sécurité que pose la fin du support de Windows 10. Une piste évoquée, pour faire durer son ordinateur, consiste à passer aux logiciels libres. Si cela vous intéresse, j’ai publié un article sur le sujet le lendemain.
Dans l’hypothèse où nous serions rappelés aux urnes plus tôt que prévu (et même si ça n’arrivait pas), je vous recommande d’écouter cette émission d’Histoires Crépues, en vidéo ou en podcast. En fil rouge, on y suit le parcours personnel et politique de Nasteho Aden, raconté par elle-même, et ce récit est en lui-même passionnant – on devrait beaucoup plus souvent écouter ce que ça fait, de migrer vers l’hexagone. Sa vie professionnelle est à peine mentionnée, mais au cas où le détail intéresse des lecteur·ices de Technoculture, outre être engagée en politique, Nasteho Aden travaille dans la cybersécurité.
Surtout, son récit donne un exemple détaillé de mobilisation au niveau ultra-local (d’abord l’école de ses enfants, ou la construction de son appartement) qui prend peu à peu de l’ampleur, et permet à une population de reprendre les rênes de questions politiques très concrètes. Au fil de l’épisode, Nasteho Aden revient aussi sur l’implication forte des mouvements antiracistes dans la mobilisation contre l’extrême-droite lors des dernières législatives, une dimension qu’il me semble important de garder en tête pour observer les événements politiques à venir en France.
Merci de m’avoir lue.
— Mathilde
P.S.: Je serai le 17 octobre à Annecy pour les Assises départementales de l’inclusion numérique.
Pour soutenir mon travail, faites connaître cette newsletter autour de vous, contactez-moi pour des conférences ou des formations, ou offrez (vous) L’Envers de la Tech, Ce que le numérique fait au monde (Les Pérégrines, 2025) ou Technoféminisme, Comment le numérique aggrave les inégalités (Grasset, 2023).
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