Salut,
J’espère que vous allez bien.
L’avantage d’avoir une newsletter, sachez-le, c’est qu’avec on peut faire ce qu’on veut. Voici donc un aparté au milieu de mon programme initial, que je prévoyais mensuel. Je vous écris depuis mon bureau, depuis le train, et depuis ma préoccupation face aux conclusions du dernier rapport du Haut Conseil à l’Égalité.
Depuis une semaine, l’influenceuse Léna Situations est victime de cyberharcèlement parce qu’elle… a dansé avec un homme qui n’est pas son compagnon. Ça pourrait paraître anecdotique, mais l’épisode est une illustration parfaite des constats formulés par ledit Haut Conseil à l’Égalité (HCE) dans son dernier état des lieux du sexisme en France.
À partir d’une étude menée auprès d’un échantillon de 3 500 personnes représentatives de la population française, l’instance constate que « loin de reculer, le sexisme s’ancre, voire progresse en France ». Et d’expliquer que cette vision inégalitaire de la société commence à s’inscrire dans les consciences en trois lieux : la famille (où les parents n’ont pas nécessairement conscience d’éduquer leurs enfants différemment, mais ces derniers, eux, le constatent parfaitement), l’école, et dans les espaces numériques.
Quel est le rapport entre des publications sur les réseaux et la place des femmes dans la société ?
Dans le contenu, c’est le même que celui qui relie la représentation des femmes dans les médias, au cinéma ou dans la publicité à leur place dans la société. Quand la journaliste Salomé Saqué ou la superstar Taylor Swift sont visées par des deepfakes pornographiques, comme elles l’ont respectivement été en décembre et la semaine dernière, c’est une manière de les rabaisser à leur genre, à leur sexualité, de les réprimander pour la place qu’elles ont prise dans l’espace public. C’est une manière d’avertir les autres femmes, aussi : regardez ce qui nous menace, si on continue de l’ouvrir.
Dans la forme, ça donne aussi des indications sur qui peut s’exprimer sereinement et qui n’en a pas le droit. Le HCE relève ainsi que 85 % des femmes ont déjà été exposées à de la violence en ligne – en 2022, une étude d’e-enfance établissait par ailleurs que 60 % des 18-25 ans avaient déjà été confrontés à du cyberharcèlement. Et c’est ainsi qu’une foule anonyme (ou plutôt pseudonyme) s’est arrogée le droit de décider de ce que Léna Situations a le droit ou pas de faire, et de l’exprimer via un festival de misogynie.
Les productions en ligne font désormais partie intégrante de nos consommations culturelles, en particulier chez les plus jeunes. À ce titre, elles sont une démonstration flagrante du terreau dans lequel nous baignons et qui continue de nous faire considérer collectivement que les femmes valent moins que les hommes, que chaque genre a des assignations bien précises, donc que les premières correspondent mieux à des carrières dans le soin, l’éducation, ou feraient mieux de rester à la maison, tandis que les seconds seraient supposément nés avec des lignes de codes derrière les yeux (et une capuche sur la tête).
Selon le rapport du HCE, en effet, les clichés relatifs aux deux genres restent bien ancrés chez tout le monde. Pas loin de 3/4 des hommes et 2/3 des femmes pensent ainsi qu’un homme doit prendre soin de sa famille d’un point de vue financier pour être respecté dans la société. 37 % des femmes et pas loin d’une sur deux parmi les 25-49 ans ont déjà vécu une situation de non consentement. Pendant ce temps, 59 % des hommes de 25-34 estiment qu’il n’est plus possible de séduire une femme sans être vu comme sexiste. (Les unes parlent de respect, les autres répondent séduction, cette incompréhension est complètement zinzin.)
Chez les femmes de 25 à 34 ans, 58 % pensent qu’une femme doit faire passer sa famille avant sa carrière… surtout qu’en ligne, les tendances #tradwife ou #stayathomegirlfriend, portées par des influenceuses d’extrême-droite, viennent promouvoir le maintien des femmes dans la sphère domestique.
Ce dernier cas est un des exemples de la dynamique plus large relevée par le HCE, selon laquelle les réseaux sociaux renforcent les clichés de genre - sur Instagram, c’est l’injonction à la maternité qui est très forte, sur YouTube, la promotion de valeurs viriles liées à un climat de violence, sur TikTok, sous couvert d’humour, près de la moitié de la production analysée par l’instance contient des blagues dégradantes pour les femmes, etc.
Dans la droite ligne de ses travaux passés sur le rôle des médias et de l’audiovisuel dans le maintien des représentations inégalitaires, le HCE intègre la production audiovisuelle au sens large à son analyse de l’espace numérique. C’est logique : c’est principalement via les plateformes de streaming que nous accédons désormais à nos films et séries. Dans les contenus à destination des plus jeunes, l’instance constate des écarts encore plus marqués, jusque dans les couleurs de fond des vidéos YouTube : pour les garçons, du noir, pour les filles, du rose.
Comme tout cela se passe après la vague #MeToo, le HCE constate un écart dans les perceptions des femmes et des hommes sur certains sujets. Dans le domaine du travail, par exemple, les jeunes hommes de 15 à 24 ans sont plus sexistes que le reste de la population : 29 % à considèrent que les hommes « sont plus performants dans les carrières scientifiques » (11 % de la population globale), 28 % pensent que « les hommes sont davantage faits pour être patrons » (10 % en moyenne) et 27 % que « les hommes sont meilleurs en maths » (13 % en moyenne), des chiffres qui ne présagent rien de bon pour qui se préoccupe de combler l’écart de genre dans l’industrie numérique.
Plus largement, constate le HCE, « plus les situations sexistes sont « ordinaires », plus l’écart se creuse » entre les perceptions des uns et des autres. Ainsi les femmes sont-elles 88% à considérer anormal qu’à compétences égales, un employeur embauche un homme plutôt qu’une femme, contre 64 % des hommes.
Malgré tous ces éléments épuisants, 84 % des sondés estiment que la prévention et la lutte contre le sexisme doivent « être prioritaires dans l’agenda des pouvoirs publics ».
De fait, il y a des problèmes sociaux et de santé publique derrière tous ces constats. Si les thèses masculinistes* ont un tel succès, notamment chez les jeunes hommes, c’est que ses promoteurs utilisent au maximum le fonctionnement nos espaces numériques pour les promouvoir. C’est aussi qu’ils jouent sur les codes du développement personnel pour séduire, comme le montre très bien la journaliste Pauline Ferrari. Et apportent une explication simple et claire (« tes problèmes ? C’est la faute des meufs ») à toutes sortes de sujets complexes (Pourquoi les relations humaines sont compliquées ? Pourquoi ne trouve-t-on pas de boulot ? La planète va-t-elle exploser ?).
Ce sont aussi (ce sont donc ?) des problèmes fondamentalement politiques. Chez les moins de trente ans, les travaux de la chercheuse Alice Evans montrent qu’un écart politique de genre est en train de se créer dans plusieurs pays du monde. Sensibilisées par les débats pré et post-#MeToo, les jeunes femmes affichent des oppositions toujours plus progressistes. Les jeunes hommes, de leurs côtés, balancent entre deux tendances : garder les mêmes opinions, ou, pour certains, se tourner vers le conservatisme. Si l’on ne veut pas se retrouver avec une génération définitivement fracturée, comme l’anticipe le Financial Times, il va falloir recréer des espaces d’entente.
Et ceci ne sera possible, me semble-t-il, que par la promotion d’une culture commune.
Un vrai défi, à l’ère de la désinformation qui divise et de la fragmentation de nos espaces numériques.
*les thèses masculinistes prétendent que les hommes souffrent d’une crise parce que les femmes en général et les féministes en particulier domineraient la société. Ce à quoi il est possible de répondre : “on entend ça depuis l’Antiquité, changez de disque”.
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Les constats du HCE sont si déprimants que je ne sais pas bien par où commencer. Dans ces cas-là, la solution est probablement de retourner à mes classiques.
Quand il s’agit d’évoquer le sexisme dans ses représentations les plus nettes, je repense souvent à Beauté Fatale, de “l’essayiste préférée des dindes diplômées, Mona Chollet”, comme dirait cette non moins diplômée d’Eugénie Bastié (je n’vous mets pas le lien vers sa tirade, c’est plus satisfaisant de l’imaginer). C’est par la lecture de cet essai que j’ai pris la mesure de l’importance des représentations culturelles dans l’évolution vers plus d’égalité.
Au sujet des effets des cyberviolences sur la liberté d’expression, j’ai dans ma bibliothèque L’internet de la haine. C’est un ouvrage tout comme j’aime, puisqu’il mêle journalisme et bande dessinée. C’est traduit du finnois, on y croise des femmes politiques, des blogueuses, des journalistes, des artistes, des chercheuses, bref, toutes sortes de femmes dont les discours n’ont pas plu à des foules connectées, et on y explore les ressorts et les effets des cyberviolences sur leur vie privée comme sur la démocratie. C’est accessible dès l’adolescence.
Pour réfléchir à cette question de la séduction, qui semble si cruciale à certains quand, en face, d’autres cherchent à parler égalité, je vous recommande chaudement le documentaire C’est quoi l’amour maîtresse ? Pendant cinq épisodes, on y suit l’institutrice Lolita Rivé mettre sur pieds un cours d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle pour sa classe de CE1, creuser les tensions que ça crée chez certains parents, les questions que ça suscite chez ses élèves, les différences, aussi, entre les réactions de ces derniers et celles d’ados plus grands. C’est malin, joyeux et riche, écoutez et faites tourner !
Dans les dernières semaines, j’ai aussi eu à traiter une question connexe à notre sujet. C’est parti d’une polémique autour de la plateforme de newsletter Substack : ses fondateurs sont critiqués par une partie de leur lectorat parce que Substack héberge et tire profit des écrits de toutes sortes d’auteurs extrémistes, notamment nazis. Comme l’écrivaine Pauline Harmange ou la journaliste Pauline Le Gall, plusieurs ont quitté la plateforme. Cela dit, comme chaque fois qu’il est question de modération sur une plateforme numérique, j’ai eu droit à la fameuse carte “oui, mais il faut bien protéger la liberté d’expression”. Comme c’est la cent cinquantième fois que cet argument est avancé face à une critique des pratiques de plateformes numériques en matière de gestion des discours dangereux, j’ai écrit mon premier édito pour Next : Liberté d’expression n’est pas synonyme d’irresponsabilité.
Au fil des éditions, je pense des outils à proposer à différents types de profils : aux gens qui utilisent internet de près ou de loin, à d’autres qui passent du temps à l’analyser et le critiquer, aux personnes qui y travaillent ou souhaitent rejoindre l’industrie… Pour différencier tout ça, je réfléchis donc à des catégories.
J’ai d’abord songé à des niveaux, type “débutant, moyen, expérimenté”, mais ça ne me plaît pas trop, parce que ça induit une logique hiérarchique qui n’a pas lieu d’être : tout le monde n’a pas vocation à être calé en code ou devenir data scientist. Pour autant, il y a des outils que les usagères et usagers du quotidien gagneraient à connaître.
Bref, tout ça pour dire que je vais probablement partir sur trois autres catégories. Et comme je suis une millenniale, je vous collerait peut-être des emojis avec. Ça donnerait quelque chose comme 🧑💻 internaute / 🧑🏫 critique / 🧑🔧 mains dans le cambouis.
Ça vous paraît clair ? Vous avez d’autres idées ?
Depuis cinq ans, à la fin du mois de janvier, je vais à Angoulême dévorer un paquet de BD. Ça n’a pas été possible cette fois-ci, alors avec des ami.es, nous avons décidé de faire un trente-deuxième Secret Santa nous en offrir, pour le plaisir.
C’est comme ça que j’ai lu Une sacrée mamie, qui est un parfait bonbon joyeux et touchant. On y suit Akihiro, petit garçon un poil remuant, qui grandit à Hiroshima dans les années 1950. Avec son frère et sa mère, ils forment une famille si modeste que cette dernière doit bientôt envoyer Akihiro à la garde de sa grand-mère. Et nous voilà partis, à suivre ses aventures dans la campagne japonaise.
Si cela en intéresse parmi vous, ce manga est une adaptation romancée de l’autobiographie du comédien Yoshichi Shimada. De mon côté, je ne le connais absolument pas. Et ça n’a rien enlevé au plaisir de se glisser dans les traces de ce gamin épaté par sa grand-mère, et lui-même tout à fait épatant.
(On devrait plus utiliser le mot épatant, vous ne croyez-pas ?)
Merci de m’avoir lue.
— Mathilde Saliou
P.S.: Si vous voulez qu’on se croise, je serai à Lannion les 2 et 3 février pour parler d’IA, de cyberviolences et de liberté d’informer au festival “l’information dans tous ses états” des Côtes d’Armor, à Paris le 8 février pour une rencontre avec Nathalie Sonnac organisée par l’association Les Lumidacieuses, et à Bruxelles le 12 au soir pour présenter mon livre (invitée par l’association Tactic, dont je découvre avec joie que le nom signifie “Travailleurs de l’Appropriation Collective des Technologies de l’Information et de la Communication” ;) ).
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