Technoculture

Des réflexions sur la tech, des outils pratiques et de la culture (pas toujours) numérique, d'un point de vue féministe.

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Par Mathilde Saliou
15 juin · 4 mn à lire
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🟪 Viens on s'entraide et on bricole

TikTok, l'extrême-droite, les devoirs des médias et l'action collective.

Salut,

Quelle semaine !

» Édito «

Que dire ?
Comment éviter d’ajouter aux tiraillements, à la cacophonie ambiante ? 

Difficile de savoir quoi vous apporter de concret.

Depuis les résultats des européennes et la dissolution de l’Assemblée Nationale, je réfléchis principalement à deux choses.

La place des différents camps politiques dans les mondes numériques, d’abord.

J’ai depuis longtemps l’impression que la gauche sous-estime trop les cultures numériques. C’est peut-être aussi le cas du centre-droit. La victoire de l’extrême-droite européenne pourrait sembler confirmer cette hypothèse.

Politiquement, trop peu ont prêté attention à l’efficacité de la stratégie Bardella, transformé en « facho sympa » par son conseiller de com’. Trop peu ont prêté crédit à sa manière de dire tout et surtout le contraire de ses actes au Parlement européen pour séduire les plus jeunes. Du côté des Écologistes, Marie Toussaint a elle-même admis avoir sous-estimé la force de TikTok.

Cela dit, réduire le résultat des élections à la stratégie TikTok du président du Rassemblent National est réducteur de multiples points de vue. Auprès des 18-24 ans comme des 25-34 ans, c’est l’abstention qui a largement primé : dans ces tranches d’âge, deux personnes sur trois ne se sont pas rendues dans leurs bureaux de vote, d’après Ipsos.

Du côté du tiers restant, un simple graphique vient limiter la tentative de corrélation entre usage de TikTok et vote d’extrême-droite. D’un pays à l’autre, l’usage de la plateforme est le même chez les 18-25 ans (c’est simple : tout le monde est sur le réseau). Les résultats de l’extrême-droite, eux, varient énormément.

Comme le soulignait Lucie Ronfaut dans sa dernière édition de #Règle30, il me semble que le succès de l’extrême-droite auprès d’une partie des jeunes* n’est pas tant dû à la présence de Jordan Bardella sur tel ou tel réseau qu’à la facilité avec laquelle tout un terreau d’idées conservatrices circulent en ligne. Masculinisme, passion pour la musculation, promotion de l’idéal « tradwives », toutes ces tendances qui émergent avec une régularité de métronome et qui circulent en ligne participent à rendre les idées conservatrices attrayantes aux yeux d’une partie des internautes.

Par ailleurs, si rôle des entreprises du numérique il y a dans le résultat de nos élections, il faut aussi le chercher du côté économique, industriel, comme de l’influence politique. L’idéologie que poussent certains constructeurs géants du numérique via la promotion de l’intelligence artificielle, par exemple, est fondamentalement problématique. Le rôle de ces entreprises dans la destruction du droit du travail, y compris avec l’aide de l'actuel président, est un enjeu à part entière.

L’imposition d’outils numérique dans tous les pans de la société, sans aucune considération pour les difficultés d’accès ou les dysfonctionnements des technologies déployées participent aussi, chez les administrés comme chez celles et ceux qui voient leurs emplois modifiés, au sentiment de déclassement sur lequel s’appuie l’extrême-droite.

Et puis, bien sûr, il y a la question de la médiatisation de l’extrême-droite dans les médias traditionnels, de sa normalisation par certains partis politiques et de l’effet que cela a en ligne. À coups d’émissions, d’interviews et de publications croisées entre médias du groupe Bolloré et amis, chacun de ces titres fournit du carburant à buzz extrémiste à nos boucles algorithmiques.

Ceci m’amène à l’autre sujet, éclatant ces derniers temps, même s’il était visible bien avant le 9 juin : l’échec médiatique.

Qu’est-il arrivé à cette profession* pour que si peu des médias traditionnels se donnent la peine de vérifier les propos et les actes des représentants politiques ? Pour laisser un Rassemblement national s’imposer en supposé « parti des classes populaires » ? Les membres de ce parti ont pourtant une passion pour le vote contre ou l’abstention chaque fois qu’est discutée une mesure sociale.

Où est passée l’éthique journalistique pour que se répande si loin la manœuvre politicienne qui renvoie dos à dos une hypothétique extrême-gauche « insoumise » avec une extrême droite RN ? En 2021, j’avais cherché autant de données que possible sur la définition des extrêmes, sur leur degré de violence et sur leur place dans le débat médiatique et public. Face aux bris de bâtiments en manifestation de gauche, la menace d’attentats d’ultradroite, contre des personnes, était frappante. Depuis, elle continue d’augmenter, en France comme en Europe.

Sur l’antisémitisme, la problématique est proche : sans nier les propos problématiques de certaines personnalités politiques, dans quelle version de l’Histoire peut-on rendre équivalents un parti de gauche et celui, à l’extrême-droite, qui hérite directement du fascisme du XXe siècle ? (Voilà encore un débat qui se déroule sans consulter, ou si peu, les principaux concernés, relève par ailleurs Blanche Sabbah.)

La normalisation des mots trompeurs est une manière de disqualifier toute une gauche dont le supposé extrêmisme n’a pas de sens au regard des sciences politiques. Ainsi d’« écoterroriste » (le patron de la DGSI lui-même admet qu’ « aucune action » ne répondant à la définition de terrorisme « n’a été commise au nom de la cause environnementale ») ou de « wokisme », vide de sens, mais très efficaces pour couper court au débat.

La violence contre autrui, on sait dans quel camp elle se trouve. C’est celle qui est allée commettre des agressions homophobes dès dimanche soir, et qui s'est permise de clamer « vivement dans trois semaines, on pourra casser du PD autant qu’on veut ». C’est celle qui a fomenté un attentat à Bordeaux le mois dernier, c’est celle qui violente et qui tue au point qu’Europol sonne l’alerte.

« Il y a une idée erronée, très commune à gauche, qui consiste à dire que c’est l’inculture et la pauvreté qui nourrissent le racisme, lit-on dans Frustration. Or, historiquement, c’est bien la quête de richesse menée par des hommes puissants qui a été le premier moteur du suprémacisme blanc et du colonialisme qu’il a justifié. » Comme Blast ici, le magazine rappelle que l’extrême-droite n’est pas tant le choix des classes populaires que celui des élites capitalistes. C’est celui d’un Bolloré, évidemment. C’est aussi le résultat des calculs politiques dangereux d’un Emmanuel Macron et de sa garde rapprochée.

Bref.

Votez, et appelez à voter.

Une poignée de voix, ça peut faire la dif.

Et par pitié, politiques hypothétiques qui me lisez.

Permettez-nous de voter pour.

*Une majorité de 18-14 ans et une quasi-majorité (44 %) de 26-34 ans vote cela dit pour des partis de gauche.

*Je sais, je sais : concentration dans les mains d’une poignée de propriétaires industriels ; détournement des revenus publicitaires par les géants du numérique (encore eux) ; précarisation croissante.

Une remarque, une info, une question ? Dites-le-moi en répondant à ce mail !

» Boîte à outils «

🧑‍💻 L’Institute for Strategic Dialogue a sorti un guide, en 2022, intitulé « Désinformation en période électorale : comment la société civile peut-elle répondre ? ». Court et illustré d’exemples concrets, il s’adresse avant tout aux associations de lutte contre les extrémismes, la désinformation, les discours de haine, et de promotion de la citoyenneté numérique, mais il peut certainement servir au-delà. Pour le lire, c’est par là.

🧑‍🔧 Et puis le collectif, lectrice, lecteur, c’est important. Que ce soit pour débattre, s’organiser, connaître ses droits, manifester... J’ai participé ce mois-ci à deux rencontres de journalistes, une à Lille, l’autre à Malines, et croyez-moi, j’en ressors boostée. Vu l’ambiance, je ne saurai que vous recommander de trouver vos propres associations, vos collectifs, vos groupes d’intérêt, rassemblez-vous, mobilisons-nous, entraidons-nous !

Vous connaissez des outils cools qui mériteraient d’être cités ? Écrivez-moi en réponse à ce mail !

» Travail en cours «

Sur le rôle des réseaux sociaux dans la formation de nos opinions politiques, j’ai signé en 2022 une interview du mathématicien David Chavalarias, qui sortait à l’époque l’ouvrage Toxic Data. Beaucoup plus récemment, j’ai réalisé ma deuxième chronique dans la super émission Twitch obs.ions.tech de Lam Hua, vous pouvez la revoir ici, et l’émission complète .

Fin mai, j’ai rencontré la présidente de Signal à Vivatech. Je n’ai pas eu énormément de temps pour lui poser mes questions, et pourtant l’entretien a été riche. Meredith Whittaker a une capacité évidente à rassembler et détailler les enjeux sociopolitiques de la tech. Évidemment, ça résonne avec l’actualité. Pour lire l’article, c’est ici.

» Culture (confiture) «

Je cherchais une œuvre à vous recommander, pour prendre de l’air et de la distance, mais peut-être que le mieux, c’est de quitter nos écrans un instant.

Voici donc une photo de ma dernière œuvre collaborative : un bar, sur mon balcon, où je suis ravie de pouvoir boire des coups en profitant du soleil. Créez vos propres guinguettes de poche, si vous en avez l’espace. Ou construisez ce petit meuble / objet / projet qui vous manque, mais dont vous savez qu’il vous rendrait heureux ou heureuses.

Les avantages ? Un peu de déconnexion, un intense sentiment de satisfaction (même quand ça n’est pas parfaitement droit, cf plus haut), et pourquoi pas, si vous n’y connaissez rien ou avez peur de vous lancer, un moment de partage et discussion. Les inconvénients ? Aucun de connu à ce jour.

Merci de m’avoir lue.

— Mathilde


Pour soutenir mon travail, vous pouvez (vous) offrir Technoféminisme, comment le numérique aggrave les inégalités (Grasset, 2023), me contacter pour des conférences ou des formations, ou faire connaître cette newsletter autour de vous.
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